2
Comparés au calme de la gondole d’Évangeline, les couloirs de la station Delta bouillonnaient de vie et de la cacophonie qui l’accompagnait. John ressentait tous les symptômes du surmenage sensoriel : migraine, vague nausée, lassitude de la gravité permanente. Ce qui ne suffisait pas à distraire son esprit de sa préoccupation la plus angoissante : Norwich avait signifié leur désintérêt poli dans la renégociation de leur contrat. John serra les dents et prit la ferme résolution de ne plus penser à la question. Il avait une tâche à accomplir et il lui fallait être vigilant. En le suivant dans les couloirs, il acquiesçait de la tête à toutes les plaisanteries du petit représentant bavard envoyé par Terra Affirma. John était irrité que personne d’autre n’ait manifesté le désir d’utiliser leurs services.
Il fut un temps où Évangeline et lui auraient eu une douzaine de propositions avant même d’accoster. Mais ils travaillaient depuis si longtemps pour Norwich que personne ne pensait plus à eux. Il avait affiché la disponibilité d’Évangeline sur les écrans d’enregistrement, sans grand espoir. Tous les capitaines savaient que les seules missions correctes étaient celles qui recherchaient un vaisseau et un capitaine spécifiques, et ils étaient restés trop longtemps à l’écart du marché. Il avait déjà eu plusieurs appels d’autres capitaines désireux de savoir dans quelles circonstances Norwich et lui avaient cessé de faire affaire. En fait, il n’en avait pas la moindre idée, se disait-il amèrement. Le seul autre appel avait été de Terra Affirma qui réitérait son intérêt et avait fixé cet entretien.
« … désorientation et surmenage sensoriel quand vous arrivez dans une station ?
— D’habitude, oui, répondit brièvement John en devinant le vrai sens de la question. C’est l’un des risques du métier. On apprend à vivre avec. »
Deckenson persistait à lui parler tout en marchant, au grand regret de John. Il entendait à peu près un tiers de ce que l’autre lui disait et n’arrivait pas à fixer son attention sur le peu qu’il percevait. Les sensations visuelles et auditives de l’activité humaine dans les couloirs de la station étaient écrasantes après les années passées à bord de l’Évangeline. Que ces années aient semblé à John à peine plus longues que des mois n’en diminuait pas l’effet pour autant, mais l’intensifiait au contraire. Comment tant de choses avaient-elles pu changer pendant ce qui ne lui avait paru qu’une courte période ?
Les couloirs blancs de la station Delta grouillaient de gens de tous âges, vêtus de toutes les façons imaginables. La clarté diffusée par les plafonds en dômes créait l’illusion d’un éternel matin d’été. Un vent léger agitait les plantations et les vêtements, chargé d’une odeur florale nuancée d’une touche de gasoil par les ventilateurs qui la généraient. Les portes utilitaires qu’il avait en mémoire s’étaient transformées en versions ornementales évoquant un jardin botanique. Les gens eux-mêmes semblaient cultiver la diversité. Des couleurs agressives et des tissus chatoyants de toutes sortes avaient remplacé les sobres toges blanches et les collants bruns à la mode avant son départ. La transformation de la population était encore plus étrange. Les Rabby étaient extrêmement rares pendant son dernier séjour. Ils constituaient à présent environ un quart de la population et dans presque tous les coins on voyait des gicleurs discrets où ils pouvaient recharger leurs réservoirs respiratoires. Les Arthroplanes avaient récemment, non sans réticence, accordé aux Humains le privilège de contact sans surveillance avec des Rabby sélectionnés individuellement, sur le principe du tête-à-tête. L’autorisation avait été accompagnée d’avertissements répétés selon lesquels les Humains étaient encore beaucoup trop inharmonieux de nature pour se voir permettre d’accéder à la race Rabby dans son ensemble. D’après les quelques Rabbys avec lesquels John avait communiqué, il se demandait pourquoi quelqu’un voudrait leur parler, sans surveillance et en tête-à-tête où de n’importe quelle autre manière. Ils étaient ennuyeux comme la pluie. Cependant, il était encore irrité par le fait que les Arthroplanes puissent avoir le pouvoir de restreindre l’accès des Humains à toute autre espèce douée de connaissance. On en revenait toujours au monopole des Arthroplanes sur les voyages interplanétaires. Comme sur tout le reste, d’ailleurs, pensa-t-il avec amertume.
La diversité de la population n’était pas le seul changement visible dans les couloirs. L’art décoratif semblait jouir d’une renaissance. L’austérité des sculptures minérales avait cédé la place à des ornements vivants. John se rappelait du temps où l’exportation des plantes vivantes vers les stations technologiques, pour n’importe quel usage hormis la nourriture, était un grave délit. Il se souvenait de sa toute première visite de l’une des réserves, ses petites mains attachées devant lui de crainte qu’il ne cède à quelque élan inadapté. Il avait détesté les plantes à ce moment-là, parce qu’il croyait ne jamais pouvoir en posséder, ni même les toucher. On lui avait si souvent répété qu’il ne serait jamais autorisé à approcher aucune espèce vivante, excepté un autre Humain.
Désormais, des plantes grimpantes ornaient les portes et des fleurs cascadaient sur les sculptures. Les fontaines jaillissaient et dansaient dans des bassins de verdure à chaque carrefour. La musique de fond était d’un niveau sonore si ténu qu’il doutait presque de l’entendre et s’insinuait cependant avec une persistance agaçante. À sa dernière escale, la musique était interdite dans les lieux publics. Qualifiée de pollution sonore, elle était restreinte aux espaces privés, de façon à ne pas gêner ceux qui ne l’aimaient pas. John se retourna pour interroger Deckenson à ce sujet et se rendit compte que l’autre avait une douzaine de pas d’avance sur lui et continuait à bavarder. Le repérer et le rattraper n’étaient pas un problème : John était plus grand que tous ceux qu’il avait croisés dans les corridors du satellite.
« Ah, vous voilà ! », s’exclama vivement Deckenson lorsque John réapparut à ses côtés. Il tendit la main et saisit fermement la manchette droite de la combinaison de vol orange de John. « Ne recommencez pas à vous éloigner. J’essaye de vous expliquer notre position, et la raison pour laquelle ceci doit être négocié avec précaution. »
John était agacé de sentir que le petit homme le tenait ainsi, mais il ne chercha pas à se libérer. S’il avait choisi la profession de pilote, c’était pour s’adapter à de nouvelles coutumes, même dans ses relations avec sa propre espèce. Et cette familiarité physique semblait être la mode actuelle. Partout, on voyait les gens se déplacer dans les couloirs ainsi accrochés l’un à l’autre. Il n’était pas rare de croiser des groupes de trois ou quatre qui se tenaient tous par la main ou les vêtements en poursuivant activement leur marche. Des tas de gens s’étreignaient sur des bancs tout en discutant. Il s’efforça donc de tolérer le contact de Deckenson sans lui attacher de signification affective. Les liens entre gens du même sexe étaient également mal vus lors de sa dernière visite, mais cela aussi semblait avoir changé. Ou peut-être était-ce parce qu’à chaque fois que John faisait escale quelque part, on aurait dit que les prépubères étaient de moins en moins sexués. Il n’attribuait de genre à Deckenson que parce que sa secrétaire avait utilisé un pronom masculin en parlant de lui lorsque John attendait de le rencontrer.
Il baissa les yeux sur Deckenson tandis que celui-ci le pressait d’avancer. Du moins, le petit homme ne faisait que trottiner : les grandes jambes de John lui permettaient de le suivre sans effort. Les cheveux de Deckenson, blonds et longs, voletaient à chaque pas. Comme il le regardait de haut, John avait l’impression d’être un géant par contraste avec la stature frêle de l’autre. Il porta une main à son propre cuir chevelu et rebroussa de la paume sa maigre toison brune. Avant d’entrer en période de transommeil, la procédure classique était de tondre complètement les cheveux et de traiter les follicules avec un inhibiteur. Ses cheveux avaient pour l’instant leur longueur maximum et seraient bientôt à nouveau réduits à zéro. À condition, évidemment, que ses négociations avec Deckenson aboutissent et qu’il contracte une mission pour l’Évangeline.
Pour la centième fois, il regretta que Norwich n’ait pas renouvelé leur contrat. Il ne comprenait absolument pas ce qui avait pu se passer. « Désolé. Notre compagnie n’a plus besoin de vos services. Nous nous ferons un plaisir de vous procurer d’excellentes références. » John n’avait même pas été au-delà du bureau d’accueil. Et voilà. Sans aucune explication. La seule raison qu’il pouvait imaginer, c’est que quelqu’un avait cassé les prix. Mais aucun autre Anilvaisseau en activité n’avait la capacité de cargaison de l’Évangeline. C’était pratiquement le seul « vaisseau de sauvetage » non modifié depuis la période de l’évacuation. Il ne comprenait vraiment pas ce qui l’empêchait de se concentrer sur ses relations avec Terra Affirma.
Terra Affirma avait une réputation particulière auprès des capitaines d’Anilvaisseaux, et pas des meilleures. En un mot, c’étaient des rigolos. Toujours à chercher des noises au Conservatoire, toujours à pousser jusqu’aux limites de la légalité. Toutes transactions avec eux étaient suivies d’amendes, d’avertissements, de saisies de cargaison. Terra Affirma elle-même, en raison de son statut, se moquait plus ou moins des remarques du Conservatoire. Si bien que quand leurs méthodes douteuses irritaient un peu trop le Conservatoire, c’étaient sur les exécutants que se reportait habituellement la rage de ce dernier. Par exemple, les capitaines de vaisseau. Plusieurs années auparavant, Chester, sur l’Anilvaisseau N’raltha, avait porté le chapeau pour avoir transporté les importations Rabby sur la station Beta. Le Conservatoire les avait déclarées écologiquement dangereuses et le capitaine, considéré comme ultime responsable de la conduite du vaisseau, avait subi une Réadaptation complète et deux ans de cours intensifs sur le respect de l’environnement. Aujourd’hui, les mêmes matières premières arrivaient régulièrement sur les stations technologiques pour retraitement, sous la supervision et taxation du Conservatoire. John se demanda un instant ce que Chester faisait à présent. Sûrement rien qui soit en rapport avec les transports interplanétaires.
John essaya avec un soupir d’oublier le malaise que lui procurait cette idée. Il ne souhaitait qu’une chose : obtenir un contrat et partir. Les stations étaient soumises à trop de règlements et, si John devait les contourner, ce serait pour son bénéfice personnel et non pour celui d’une grosse entreprise qui lui laisserait porter la responsabilité si la situation tournait mal. Il n’avait nul besoin de ce genre de complications dans sa vie.
En fait, plus il vieillissait et moins il aimait les escales. La lumière et l’agitation des couloirs lui faisaient déjà regretter l’intimité de sa matrice de transommeil et le calme des quartiers de l’équipage d’Évangeline. Il lui fallait encore penser à récupérer la marchandise de Ginger et aller à son rendez-vous avec Andrew. Même ces missions simples comportaient des risques spécifiques angoissants. La seule chose qu’il attendait vraiment avec impatience était la visite à un marchand peu scrupuleux qui devait lui fournir un enregistrement de poésie ésotérique qu’il destinait spécialement à l’édification de Tug. L’idée le fit sourire et il s’aperçut que Deckenson, se méprenant sur son expression, lui rendait son sourire.
« Alors, approuvez-vous l’évolution des conditions de vie ? Nous avons beaucoup œuvré pour nous opposer à l’interdiction ridicule du Conservatoire de toute espèce vivante autre que consciente dans les couloirs de la station. C’est un virage radical depuis votre enfance, j’imagine ? La présence des plantes change tout, vous ne trouvez pas ?
— Si, en effet, répondit maladroitement John. » Il espérait que Deckenson n’avait pas abordé de sujet plus important que celui de la décoration intérieure. Il se rendait compte qu’il ne l’écoutait plus depuis un moment. Comment l’aurait-il pu, au milieu de ce chaos ? Il aurait voulu que l’autre s’installe quelque part pour parler. Mais non, d’abord il y avait eu un entretien à son bureau, qui n’avait guère eu d’effet, sauf de prendre effectivement contact avec ce représentant de Terra Affirma et d’être présenté à une infinité de membres du personnel. Il s’attendait à devoir assister à des négociations, mais Deckenson avait décidé de but en blanc que John et lui sortaient déjeuner. Ils marchaient depuis vingt minutes et Deckenson ne manifestait aucune intention de s’arrêter.
« Vous commencez à vous impatienter, non ? », demanda soudain Deckenson, comme s’il lisait dans les pensées de John. Il n’attendit pas le hochement de tête prudent de ce dernier. « Cela figure dans votre dossier. Que vous êtes d’un naturel impatient. C’est un défaut, John, dont il faudrait vous guérir. En tout cas, pour notre affaire. Réfléchissez-y… »
Et le voilà qui repartait, regardant tout autour de lui et continuant à parler en marchant, si bien que John pouvait à peine suivre ce qu’il disait. Terra Affirma semblait avoir des affinités avec les petits hommes bavards et agités. Leur dernier représentant était exactement du même genre. Il aurait pu être le clone de Deckenson. John commençait à se dire qu’il aurait refusé leurs deux dernières offres même s’il n’avait pas eu le contrat de Norwich.
« Terra Affirma a dû faire preuve de beaucoup de patience. Ne serait-ce que pour arracher ces petites concessions au Conservatoire, ce qui a duré une éternité. Patience, John. C’est une de nos vertus et la principale raison pour laquelle nous existons encore, tant d’années après l’évacuation de la Terre. Nous sommes ici depuis que les tout premiers Humains sont arrivés sur Castor et Pollux. Nous sommes contemporains du Conservatoire lui-même, si vous pouvez le croire. Très peu d’institutions humaines ont réussi à exister aussi longtemps et la plupart étaient des organisations religieuses qui se sont fondues dans la philosophie du Conservatoire et n’existent pratiquement plus en tant qu’entités séparées. Mais Terra Affirma est resté solide. Tout ce que nous avons, c’est notre rêve et notre patience pour nous soutenir. C’est le sentiment de notre mission qui nous a permis de survivre. Une mission qui nécessite un certain genre d’hommes pour atteindre l’accomplissement. Et maintenant, nous pensons que nous tenons peut-être notre homme. »
Il leva soudain les yeux vers John en disant ces mots, et il y avait sur son visage un espoir si fervent que John s’écarta de lui. C’est toujours la même chose, apparemment. Quelqu’un est sur le point de vous mettre le grappin dessus, de s’accrocher, de dépendre de vous, de demander des faveurs et d’exiger des promesses. Voilà un regard qu’aucun Cosmonaute au long cours ne pouvait honnêtement accepter ou rendre. Et c’était doublement perturbant de le voir sur le visage d’un homme d’affaires.
Si Deckenson remarqua le recul de John, il n’en laissa rien paraître. « Voici le restaurant, déclara-t-il soudain. Entrons. » Sans attendre la réponse de John, il se baissa pour passer une porte presque obscurcie par une vigne grimpante. John le suivit, se baissant encore plus que Deckenson.
Deckenson suivait déjà le maître d’hôtel vers l’une des tables. John lui emboîta le pas, consterné. L’endroit était réduit à l’échelle de ce qu’était devenue la race humaine. John n’avait jamais vu d’allées entre les tables si étroites, de tables si basses et de chaises si grêles. Tout le mobilier et les paravents étaient faits de lianes tika tressées, durcies de sève de tika qui leur donnait un aspect vernissé. Jamais ce matériau n’avait servi à la confection de chaises et de tables, et il se demandait s’il supporterait son poids. Il se sentait désorienté, comme la fois où il s’était aventuré dans une partie plus ancienne de la gondole d’Évangeline et s’était retrouvé au milieu de lits et de tables de travail de dimensions colossales que ses ancêtres avaient utilisés. Sauf que cette fois-ci, c’était comme s’il avait été invité dans la salle de jeux d’une crèche. Tous les yeux se tournaient vers lui sur son passage. Il n’avait pas eu l’impression d’être regardé comme une bête curieuse dans les couloirs, mais là, l’attention qu’on lui portait était impossible à ignorer. Ses cheveux coupés ras et sa traditionnelle combinaison de vol orange suffisaient à l’identifier comme Cosmonaute au long cours. Sa taille révélait également son grand âge. Il ne savait pas quelle caractéristique attirait le plus les regards.
Le maître d’hôtel ne fit aucune difficulté pour apporter à John une chaise plus robuste, mais ne pouvait pas faire grand-chose en ce qui concernait la hauteur de la table. John coupa court à ses excuses d’un signe de main et accepta le minuscule menu. Il en examinait les caractères ornementés quand il croisa le regard de Deckenson.
« Ça fait drôle, hein ? D’être si grand dans un monde de petits. Comme si vous étiez une machine démodée. Obsolète. Archaïque.
— Et alors ? demanda froidement John.
— Alors, je vous ai amené ici exprès. Pour bien vous le faire sentir. Pour vous faire réfléchir. Qu’allez-vous trouver la prochaine fois que vous reviendrez de l’espace, John ? Des gens qui ressemblent encore plus à des enfants ? Serez-vous capable alors de vous promener parmi nous, de vous asseoir sur nos chaises, de boire dans nos minuscules tasses ? Regardez-moi, John, et voyez ce que nous faisons de nous-mêmes. » Deckenson tendit les mains, doigts écartés, comme pour mettre en relief leur minceur, la délicatesse de ses ongles roses, la fragilité de ses poignets blancs où battaient des veines bleu pâle.
John haussa les épaules. « Je suis un Mariner, Cosmonaute au long cours, Deckenson. C’était mon premier choix et je le suis depuis vingt-trois ans, en ne comptant que le temps d’éveil. Oui, chaque fois que je reviens, les choses changent de plus en plus. Mais je m’adapte. C’est d’abord pour cette raison que j’ai choisi d’être Cosmonaute.
— C’est aussi parce que vous ne nouez pas facilement de liens et ne semblez pas en manque de relations intimes. Ce sont bien là également les traits caractéristiques de la personnalité des Cosmonautes, non ? »
John but une gorgée d’eau dans un verre effilé. « Bien sûr. Vous dites ça comme si je devais m’en excuser.
— Non. Je trouve simplement ça bizarre, chez un homme dont la seconde option était Poète. On pourrait penser qu’un homme ayant une prédilection pour la poésie serait étroitement lié à l’humanité. J’ai toujours cru que les Poètes étaient les porte-parole de leur espèce. »
John fut agacé d’apprendre qu’il connaissait ce détail. D’autant plus que Deckenson semblait y attacher de l’importance. Jusqu’où ces gens étaient-ils capables d’aller fouiner ? Son irritation apparut dans sa réponse : « L’art des mots ne découle pas obligatoirement de l’amour de ses congénères.
— La poésie va plus loin que l’art des mots. Les tests de qualification pour être Poète sont épuisants mentalement et très exigeants sur le plan émotionnel. Je suis bien placé pour le savoir. C’était ma première option. »
John aurait dû s’en douter. « Vraiment ? Eh bien, peut-être que les temps ont changé, dans ce domaine aussi. Quand j’ai passé les tests, j’en suis sorti avec l’impression d’avoir été victime d’une escroquerie. Toutes les questions semblaient porter sur un sujet alors qu’elles vous extorquaient en fait des renseignements sur un domaine très différent.
— Exactement. » Deckenson prit une brève inspiration comme s’il s’apprêtait à poursuivre, puis il s’interrompit abruptement. Il souffla lentement, puis respira deux fois, encore plus lentement, par le nez. John reconnut l’exercice destiné à calmer. Deckenson le regarda, de l’autre côté de la table, et eut soudain un sourire désarmant. « Écoutez, John. Ça ne se passe pas du tout comme je l’avais prévu, mais je ne vais pas me laisser détourner de mon sujet. Ma première option était peut-être Poète, mais la suivante était Cadre d’Entreprise, et c’est ce que je suis en ce moment. Nous parlerons de poésie plus tard. J’ai tant de choses à vous communiquer et si peu de temps ! Et j’ai désespérément besoin de votre engagement. »
C’était encore le même refrain. À l’identique des deux dernières rencontres qu’il avait eues avec les gens de Terra Affirma. Toujours la même rengaine de leur conception idéaliste d’une civilisation centrée sur l’Humain, généralement suivie d’un monologue exprimant qu’ils avaient à cœur de défendre les intérêts de John et que, par conséquent, il devait leur faire des réductions sur les prix. Il était d’autant plus irrité que cette fois il allait peut-être devoir négocier avec eux.
Il se remémora ses précédents contacts avec Terra Affirma. Il y a longtemps, quand il avait accepté des envois pour leur compte. Des contrats douteux. Il ne recommencerait jamais. Les deux dernières fois c’était, oh, bien soixante-cinq de leurs années auparavant. (Et une autre fois encore environ trente-sept ans avant.) Ils avaient utilisé les mêmes techniques tortueuses, d’interminables discussions laissant miroiter une mission passionnante et très profitable, mais sans jamais dire clairement en quoi elle consistait. À chaque fois, après de longues palabres, John s’était impatienté, avait opté pour Norwich et poursuivi son chemin. Dommage que ce ne soit pas aussi facile cette fois-ci. Il se demanda pourquoi il prêtait attention aux propositions de Terra Affirma. Puis pensa que c’était tout bêtement par curiosité.
Le serveur leur tournait autour. Deckenson avait presque l’air agacé. « Mon repas habituel. Et la même chose pour John, mais double portion. Et vous nous donnerez de l’eau, s’il vous plaît. John, voulez-vous boire autre chose ?
— Du stim. »
Deckenson se tourna vers le serveur d’un air d’excuse. « Vous servez du stim ? »
Le serveur réfléchit en fronçant les sourcils. « Non, pas l’ancienne formule. Mais je crois que notre chef peut vous concocter quelque chose qui soit à la fois stimulant et rafraîchissant. Voulez-vous nous faire confiance ?
— Bien sûr, répondit Deckenson sans consulter John, et le serveur s’éclipsa d’un air affairé.
— Alors on ne boit plus de stim ici ?
— Je crains que ce ne soit considéré comme une mauvaise habitude. Les meilleurs restaurants n’y encouragent pas leurs clients.
— Je vois. À ma dernière escale, c’était la grande mode de la “pureté de l’expérience”. Les restaurants dissuadaient les clients de commander plus d’une sorte de nourriture ou de boissons au cours d’un même repas. La musique de fond était considérée comme parasite de l’expérience immédiate. Et porter un parfum susceptible d’interférer avec l’expérience olfactive de quelqu’un d’autre était de la plus extrême grossièreté. Tout ça a apparemment changé.
— Vous voyez donc tout ceci simplement comme un autre changement temporaire, un mouvement de pendule, dit Deckenson en montrant l’ensemble de la pièce d’un geste de sa minuscule main.
— Pour moi, c’est exactement ça. Pour vous, c’est votre vie. » Les paroles résonnèrent plus durement que John n’en avait eu l’intention.
« Tout à fait. Mais certaines choses évoluent dans une direction, John, et ne cessent de changer. Vous l’avez vu, mais vous ne semblez pas y attacher d’importance. “L’évolution guidée” du Conservatoire n’a pas modifié d’un iota sa stratégie implacable pour interdire aux Humains toute forme d’influence sur l’environnement de Castor et Pollux. Ils refusent aveuglément de nous inclure dans l’écologie, et préfèrent nous forcer à vivre en outsiders, en parasites qui essaieraient de se nourrir des affluences naturelles de vie, sans jamais ni contribuer ni soustraire à ces affluences. » La voix de Deckenson commençait à frémir de ferveur. John se raidit pour résister à ce courant de fanatisme.
« Regardez l’effet qu’ont sur nous leur contrôle de l’espèce. Les gens rapetissent, afin d’avoir un minimum d’impact sur l’environnement de la planète. La puberté ne cesse d’être repoussée, ce qui est un effet secondaire des inhibiteurs de croissance. Nous sommes censés croire que c’est une bonne chose. Le Conservatoire parle d’un allongement de la période juvénile sans perturbations dues aux conflits hormonaux, comme si la maturité sexuelle était une forme d’insanité. Notre corps devient tout juste le conteneur mobile de notre cerveau. »
John tenta de hausser les épaules. Ce qui ne sembla qu’exciter davantage Deckenson.
« Quand survenait la puberté lorsque vous avez été engendré, John ? interrogea-t-il, presque avec colère. Elle démarrait vers cinquante-deux, cinquante-cinq ans, non ? Je vois que vous n’y êtes pas encore, ce doit donc être à peu près ça. À présent, c’est soixante-cinq à soixante-dix ans, et en augmentation permanente. Évidemment, les inhibiteurs de croissance ont également allongé notre espérance de vie au-delà de deux cents ans, ce qui ne paraît pas si mal. En fait, c’est semble-t-il grâce à tout le temps dont dispose un Humain, avant que ses hormones ne commencent à être obsédées par la reproduction, que nous avons tant progressé intellectuellement. Nous avons réussi à nous éloigner un peu plus de nos soi-disant “natures animales”. » Deckenson reprit sa respiration et but une gorgée d’eau.
« Soi-disant ? » John était résigné, maintenant. Cet homme était un poète typique : il communiquait pour utiliser des mots plutôt que l’inverse. John allait devoir simplement le laisser bavarder jusqu’à ce que Deckenson en arrive aux choses sérieuses.
« Oui, soi-disant. Regardez-moi, John. Sur une échelle de vingt, vingt étant la réalisation parfaite de “l’évolution guidée” du Conservatoire, j’atteins dix-sept virgule soixante-trois. Nous ne sommes pas censés avoir couramment accès à ces informations, mais si on le veut vraiment, on y parvient. Et le plus intéressant, c’est que la plupart de ceux qui atteignent ces scores sont assez déterminés. Peut-être parce que, piégés comme nous le sommes dans ces corps “améliorés”, nous sentons que quelque chose ne va pas. Pas du tout.
— Tout me paraît correct. John fit un geste détaché en direction du restaurant qui les entourait. Les choses n’ont jamais été aussi bien. Ou du moins est-ce là ce que les derniers rapports sur le canal Éveil m’indiquaient quand nous sommes arrivés. La technologie polluante devient plus propre. L’utilisation des plastiques est descendue presque à zéro, grâce aux techniques de moulage cellulaire et aux systèmes de stockage d’informations bactériologiques. Le pourcentage des déchets provenant des astéroïdes exploités est descendu à moins de six pour cent et les techniques minières sur roche arrivent encore à un meilleur niveau. L’interpopulation des stations spatiales par les Rabbys est à l’évidence une entreprise réussie. Les populations de Castor et Pollux sont stabilisées à un niveau constant inférieur de dix pour cent à ce qui était considéré comme le taux de sécurité pour le nombre d’habitants il y a trente ans, et…
— Arrêtez-vous, suggéra doucement Deckenson. Et réfléchissez une minute à ce que vous venez de dire. »
John disposait de plus d’une minute, car les plats arrivaient. Il n’en reconnut aucun, mais cela ne l’inquiéta pas. Le style de nourriture changeait tout comme celui des vêtements. Il existait vingt-deux plantes locales sur Castor et dix-sept sur Pollux que les Humains pouvaient manger en toute sécurité. Trente-neuf plantes qui satisfaisaient à tous les besoins nutritionnels d’un Humain si elles étaient judicieusement associées. John les avait toutes goûtées et s’attendait à continuer de toutes les manger pendant sa vie entière. On pouvait les présenter sous différents aspects et en faire varier le goût, mais, en définitive, le lys tapa restait le lys tapa, et c’était la base de tout régime alimentaire, qu’il soit préparé par un grand chef cuisinier ou servi en rations dans le distributeur du vaisseau.
Il y avait dans son assiette un rectangle brun dans une sauce brune, une salade, des cubes orange et un fouillis de nouilles blanches constellées de flocons roses. Le serveur remplit le verre d’eau de Deckenson et posa devant John un petit mug fumant avant de s’éloigner. John s’en saisit immédiatement et but une gorgée. Un genre de stim. Légèrement trop amer. Il le sucra avec du sirop de taro qui était sur la table dans un distributeur et goûta à nouveau. C’était mieux. Mais il n’y en avait déjà presque plus. Il commençait à comprendre ce que voulait dire Deckenson avec son monde à l’échelle de gens plus petits. Il posa le mug sur la table, mais Deckenson avait déjà perçu sa grimace.
« Je vais en commander d’autre. Pour nous deux. Je crois que j’ai envie d’y goûter.
— Que vouliez-vous dire, réfléchir à ce que je viens de dire ? demanda John. »
Il s’aperçut qu’il avait faim et tenta de détacher avec sa fourchette un morceau du rectangle brun, mais rencontra une résistance fibreuse. C’était sans doute des tubercules de canne de Pollux. Il découvrit un petit couteau près de son assiette et s’en servit tandis que Deckenson faisait signe au serveur d’apporter d’autres stim.
« Je voulais surtout parler de vos statistiques de population. Alors que la propagande se félicite de la stabilité de notre population et du fait que nous sommes autosuffisants, bien que de taille inférieure à la moyenne, certains d’entre nous y voient un signe de réel danger. » En parlant, Deckenson fixait un point derrière l’oreille de John. Soudain, il sembla revenir à la réalité avec un sursaut.
« Pardonnez-moi si je répète des choses que vous savez déjà, dit-il vaguement. Ça m’aide à organiser mes idées. »
John acquiesça de la tête au moment où arrivait le stim. Cette fois, le serveur en laissa une carafe. John continua à scier le rectangle brun avec son petit couteau tandis que Deckenson poursuivait.
« Regardez. La reproduction humaine était auparavant le simple accouplement de deux personnes. La femme mettait un enfant au monde dix mois lunaires plus tard. C’était facile. C’était efficace. Ni planning, ni assistance artificielle d’aucune sorte n’était nécessaire. Le souci, à cette époque, c’était la reproduction non désirée. Eh bien, maintenant, c’est le contraire. Au moment où une femme est prête à produire un ovule à maturité, la cellule est en fait trop vieille pour être viable. La femme moyenne n’a aucune possibilité de conception naturelle. Des cellules oogoniales sont donc récoltées chez des femmes de vingt ans et soigneusement mûries en oogenèse. L’ovule qui en résulte est fertilisé par du sperme qui a été également récolté sur de jeunes hommes et poussé à maturité. Le zygote est transféré dans un utérus artificiel et nourri pendant six semaines, avant d’être implanté dans une Mère porteuse. La Mère le porte dans son utérus humain pendant à peu près six mois. Du moins, à condition que l’embryon ait de la chance. À ce stade, l’enfant en développement est généralement trop gros pour que les femmes de notre “conception améliorée” puissent le porter ni le mettre au monde. Nos tailles réduites sont dues à des inhibiteurs de croissance, non à une véritable évolution. Si bien que les embryons sont de taille disproportionnée par rapport à la mère. L’embryon est donc à nouveau récolté chirurgicalement et placé dans un utérus artificiel où il est élevé jusqu’à ce que ceux qui s’en occupent décident que le bébé est arrivé à maturité et peut naître. Il est alors sorti de l’utérus artificiel et commence une vie indépendante en étant placé dans une crèche avec d’autres enfants de sa génération. On a tenté de trouver le moyen de produire un enfant complètement en dehors d’un utérus humain, mais les recherches dans ce domaine ont conclu que, selon la formule, c’était “économiquement irréalisable” en raison du médiocre taux de réussite. »
John avait dans la bouche un morceau du rectangle brun qu’il mâchait lentement tout en réfléchissant à ce que disait Deckenson. Il l’avala. Goût légèrement amer, et il ne réussissait toujours pas à l’identifier. Mais c’était bon. Il commença à en couper un autre morceau.
« Vous êtes en train de me dire que les femmes ne peuvent plus mettre au monde d’enfants vivants. Que la race humaine ne peut plus se reproduire sans assistance artificielle ? »
Deckenson ferma les yeux avec un soupir théâtral. Il les rouvrit. « Exactement. L’acte sexuel ne relève plus que du divertissement, sans aucun lien avec la reproduction. La grossesse n’a plus de rapport avec la maternité. Qu’il peut même y avoir une rupture plus drastique que la séparation entre sexe et reproduction. Il existe des études, très anciennes. J’ai presque peur de vous demander si vous en avez eu connaissance. L’information remonte à la vie sur la Terre, et a été réunie par des scientifiques qui avaient encore accès à l’observation d’autres primates. Savez-vous ce que signifie l’expression “singes crampons” ? »
John haussa les épaules. « Une sous-espèce de primates, je suppose. Que mangeons-nous ?
— De la pseudo-viande. Une reconstitution basée sur une analyse chimique. Nous assemblons les nutriments végétaux de façon à imiter les composants d’origine et ajoutons des fibres pour simuler la texture de la chair. Ces cubes orange se rapprochent d’un légume terrien appelé carotte. Les nouilles simulent des pâtes de blé additionnées de chair marine, et la salade est une salade. Mais, pour en revenir aux singes, ils ont été séparés de leur mère naturelle et regroupés en compagnie de jeunes du même âge. Ils ont développé l’habitude anormale de se cramponner les uns aux autres, par groupes. Les adultes soumis à cette expérience se sont révélés incapables de s’accoupler avec succès. Lorsqu’ils parvenaient à se reproduire, par insémination artificielle, ils négligeaient ou maltraitaient leurs enfants – je veux dire leurs petits, bien entendu.
— Bien entendu. » John avait réussi à avaler ce qu’il avait dans la bouche. Il regarda avec dégoût ce qui restait dans son assiette. Intellectuellement, il savait que ce n’était que de la protéine végétale, quelle que soit la manière dont on l’avait préparée. Il avait été bien entraîné pour se conformer aux coutumes locales. Il pouvait le manger. Mais…
« Ce genre de choses n’est pas illégal ? dit-il en désignant son assiette.
— Plus maintenant. Au début, quand j’étais très jeune, il a été décidé légalement qu’il fallait prouver son intention de stimuler l’intérêt carnivore plutôt que de faire de simples expériences culinaires. Et, plus récemment, une décision légale a établi que la substance était plus importante que l’apparence. Comme nous sommes la seule espèce animale sur Castor et Pollux, toute tentative pour devenir véritablement carnivore aboutirait au cannibalisme. Il existe des lois spécifiques et parfaitement adéquates pour prévenir ce genre de choses. Personne ne cherche à encourager le cannibalisme. Il ne s’agit pour la plupart d’entre nous que de satisfaire une curiosité historique.
— Quand même… » John piqua la pseudo-viande avec sa fourchette, puis mangea plutôt une bouchée de salade. Qui avait elle-même un goût bizarre. Il tria les nouilles en s’efforçant de laisser de côté les flocons roses de fausse viande. C’était bon. Très bon même. Il leva les yeux et vit Deckenson se verser du stim. John s’éclaircit la voix.
« Tout ceci doit avoir un sens, si je comprends bien. Je veux dire, me donner l’impression que je suis d’une espèce démodée, brute, et ensuite me faire manger de la fausse viande en me disant que la race humaine s’est améliorée jusqu’à la limite de l’extinction.
— Bien sûr. Seulement, je ne suis pas certain que vous soyez prêt à l’entendre.
— En fait, la dernière fois que j’ai eu affaire à un représentant de Terra Affirma, je me souviens que nos négociations se sont terminées exactement de cette façon. » John fit mine de repousser sa chaise.
« Je sais, dit calmement Deckenson. Mon père a conservé l’enregistrement complet de l’entretien. Comme pour tout ce qu’il faisait.
— Vous ne serez donc pas surpris quand je sortirai d’ici.
— Vous pensez que j’ai fait usage d’un terme honorifique. Je faisais référence à un fait biologique. Le dernier contact que vous avez eu avec Terra Affirma était avec mon père biologique. »
John se rassit lentement sur sa chaise en dévisageant Deckenson. C’était possible, sans doute. Les cheveux blonds étaient les mêmes, cependant il ne se souvenait pas de quelle couleur étaient les yeux de Jarred. Mais ce que suggérait Deckenson relevait de la haute trahison à l’encontre de la race. Depuis le tout début de l’installation sur Castor et Pollux, les enfants personnels étaient interdits. Les familles individuelles conduisaient à des comportements favorisant la survie et le confort personnels au détriment de l’écologie. On pouvait perdre le sens de l’appartenance à son espèce si on cultivait la relation familiale personnelle. Si on cherchait à savoir quel enfant on avait contribué à engendrer, cela signifiait qu’on le ferait passer avant les autres. Ce que Jarred avait fait, à l’évidence. Sinon, comment expliquer l’énorme coïncidence faisant que Deckenson tenait le même poste que son père dans l’entreprise ?
« Je vous ai choqué, non ? » demanda doucement Deckenson.
John n’eut pas besoin d’acquiescer. Son silence répondait amplement à la question.
« Ça va être pire. Deckenson tenta un sourire grimaçant. On aurait dit un rictus de mort. Tout ça dure depuis des centaines d’années. Depuis l’évacuation, en fait. Et il ne s’agit pas seulement de savoir qui sont nos enfants ou de transmettre nos croyances. »
John vit Deckenson boire une gorgée rapide de stim. L’amertume lui tordit la bouche. Il leva les yeux vers John et leurs regards se croisèrent. Celui de Deckenson était hésitant, presque suppliant. John resta impavide. Il allait l’écouter, puis il déciderait de ce qu’il ferait : le dénoncer et se sentir vertueux ou accepter un énorme pot-de-vin pour ce que Terra Affirma voulait lui faire faire. Deckenson ne prendrait pas un tel risque s’il n’avait les moyens d’acheter le silence de John.
L’argent ou la force. Le corps de John lui sembla tout à coup calme et froid.
Deckenson reposa son stim.
« Terra Affirma n’est pas resté inactif ces dernières années. Nous ne nous payons pas de croyances et de mots. Il y a six ans, nous avons fait une demande de permis de colonie. Qui nous a été refusée, bien entendu. Nous avons fait preuve d’une candeur naïve concernant nos projets et le Conservatoire nous a rejetés sous prétexte que nous étions contre-productifs. Nous avons donc tenté d’établir une colonie indépendante sur une des régions désertiques de Castor. Inutile de vous dire où. Il n’en reste rien, de toute façon. Nous essayions de savoir si, libéré des inhibiteurs de croissance qu’ils ingèrent depuis leur fécondation, les Humains pouvaient récupérer suffisamment pour atteindre la puberté, s’accoupler et donner la vie. L’expérience a échoué. Nous avons réussi à démarrer trois grossesses, mais deux ont avorté spontanément et la troisième a abouti à la mort de la mère et de l’enfant. Mais nous croyons qu’une fécondation naturelle est possible, avec davantage de temps et l’accès à des enfants plus jeunes, dès la sortie de la crèche, en ne les nourrissant pas d’inhibiteurs de croissance et…
— Je ne veux pas en entendre davantage. » John était glacé par l’énormité de ce que lui disait Deckenson. Pas tant pour ce qu’ils avaient fait. Il ne se souciait pas particulièrement des risques que prenaient les fanatiques ni des déviances qu’ils faisaient subir à leur propre corps. Non, c’était l’importance du crime qu’il avouait à John. Le seul fait d’écouter Deckenson, sans faire ensuite de rapport, serait considéré comme un délit passible de Réadaptation. Au diable Terra Affirma. Il devait y avoir d’autres contrats possibles pour Évangeline. Il se leva.
« Bien sûr. » Deckenson se leva avec lui en désignant du geste une plante dont les feuilles drapaient l’une des fenêtres. Il hocha la tête, comme s’il faisait un simple commentaire à ce sujet. « Vous n’êtes pas obligé de m’écouter. D’autres le feront. Je pourrais commencer par quelque chose de mineur, par exemple aller trouver le Conservatoire pour dénoncer toutes les distractions clandestines que vous aimez. Dommage que vous ayez mis toute votre passion à collectionner des informations obsolètes qui nuisent à notre écologie. Vous ne saviez donc pas que la thésaurisation de documents mène directement à la possession excessive et, par conséquent, à un consumérisme stérile ? Ces deux accusations conduisent à des peines de Réadaptation obligatoire. Et depuis longtemps. »
John se renfonça lentement dans son fauteuil. « Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Bien sûr que non. » Deckenson s’assit et reprit sa fourchette. « Vous êtes un homme honnête, John. Vous pensez que c’est la chance qui vous aide à acquérir quelques petits, euh, exemplaires de littérature. Vous avez tellement de chance ! Ou de malchance, comme par exemple quand Norwich résilie votre contrat. Vous commencez à comprendre, non ? Nous avons le nez dans vos affaires depuis belle lurette, pour utiliser un vieil idiome. Nous espérions vous rallier peu à peu à notre cause. Mais ces deux petites missions que vous avez effectuées pour nous, il y a longtemps, ont dû vous hanter. Nous avons donc pris notre temps pour retrouver votre confiance. Mais maintenant nous en sommes au stade de la nécessité. Grâce à nous, vous avez pu faire tout ce que vous vouliez, et que le Conservatoire désapprouve. Nous avons contribué à créer ce que vous êtes. Et, à présent, nous voulons utiliser ce que nous avons créé. » John ressentit soudain le malaise provoqué par la gravité. Tout devenait trop lourd. Il arrivait à peine à tenir la tête droite, et la nourriture formait une masse compacte dans son estomac peu habitué. Il tenta de garder un visage impassible, de parler calmement. « Deckenson, rien de tout cela n’est rationnel. On dirait que vous me menacez, mais je n’ai aucune idée des crimes dont vos sous-entendus m’accusent. »
Deckenson leva à nouveau son petit verre de stim et en but délicatement une brève gorgée. Cette fois, il avait l’air d’y prendre plaisir. « Parfum intéressant. À l’origine, c’était une imitation d’une vieille boisson de la Terre, vous le saviez ? » Il leva les yeux pour croiser le regard de John. Il était terne et curieusement inanimé, mais il sourit légèrement en remarquant sa tension. « Je leur avais dit qu’il faudrait tout vous expliquer mot à mot. C’est bien simple. Nous sommes en train de mourir. Tous. Ils peuvent mettre fin à ma vie demain, ou je peux mourir dans deux cents ans. Cela m’importe peu. Mais que vous m’écoutiez ou non va faire une énorme différence. En gros, nous vous proposons de sauver nos espèces. Et de vous sauver vous-même. »
John se força à rester calmement assis et à desserrer les poings sous la table. Jusqu’à quel point étaient-ils renseignés avec certitude sur son compte ? Avait-il fait preuve d’imprudence ? Pas tellement. Jamais vraiment. Terra Affirma avait peut-être des soupçons, mais ne pourrait jamais rien prouver. Quelle était donc la pire sanction que pouvait lui réserver le Conservatoire ? Ils ne l’exécuteraient pas. Non. Au pire, ils le réadapteraient. La Réadaptation n’était pas si terrible. Tout le monde y passait un jour ou l’autre. John essaya de penser à quelqu’un qui l’avait subi. Malheureusement il en connaissait très peu. Ils avaient tendance à mourir ou à beaucoup vieillir en son absence. De tous les autres Mariners au long cours de sa connaissance, aucun n’avait enduré de Réadaptation.
Sauf Chester. Et il ne naviguait plus.
Mais ça ne voulait rien dire : les gens réadaptés changeaient presque toujours de profession par la suite. Il pouvait subir la réadaptation, y survivre, et faire autre chose. Quelque chose qui ne comporte pas de sommeil de veille. De moins dur. Juste se réveiller chaque matin et vivre chaque jour, un à la fois, sachant que la mort approche avec chaque heure qui passe, chaque minute. Il transpirait. Il voulait, plus que tout, se retrouver à l’intérieur d’Évangeline, en sécurité dans une matrice, en partance pour n’importe où. La voix insistante de Deckenson avait un son étrangement doux.
« John, votre éducation vous a amené à croire aveuglément à la maîtrise du Conservatoire. À penser que ceux qui sont chargés de notre destinée disposent de la largeur de vue nécessaire à une planification judicieuse. Mais je dois vous dire, en quelques heures à peine, qu’on vous a trompé. Le Conservatoire a fait passer l’écologie de Castor et Pollux avant la survie de l’Humanité. Attendez, ce n’est pas tout à fait juste. Ils ont introduit une clause selon laquelle l’Humanité ne doit avoir aucun impact sur cette écologie. Dans ce but, ils nous ont transformés. Transformés jusqu’à un point de non-retour, peut-être. Dans leurs efforts pour faire de nous les hôtes parfaits de cette planète, ils nous ont rendus totalement provisoires. Aucune des structures de Castor et Pollux n’est considérée comme permanente. Si on en fait disparaître les Humains, les planètes retourneront au néant par la biodégradation en quelques années. »
Il s’interrompit et regarda gravement John. « Vous le savez parfaitement, l’information elle-même n’est pas conservée de façon permanente. Elle a cessé d’être recopiée sur des matériaux biologiquement harmonieux. Ils peuvent dire que rien d’essentiel n’a été perdu ni altéré, mais seul un imbécile les croirait. Et voyez la quantité de connaissances qui ont été déclarées obsolètes et délibérément détruites. Nous n’avons que des notions des classiques grecs et latins à disposition du public. La dernière purge de documentation a déclaré superflus la plupart des romans antérieurs au dix-neuvième siècle. Nous perdons peu à peu la bataille pour conserver des archives de la flore et de la faune de la Terre. Avec la stricte restriction de l’usage des plastiques et “la thésaurisation de l’information superflue”, délit qui entraîne des amendes exorbitantes et des peines de Réadaptation, les anciennes archives sont retirées en masse des réserves. Des copies permanentes sont censées exister quelque part, mais l’accès en est strictement limité. Si bien que lorsque les archives publiques actuelles commenceront à se dégrader, elles ne seront pas sauvegardées. Terra Affirma a réussi a en copier une partie clandestinement, référencée comme pseudo-transaction minière. Mais nous ne pouvons espérer tout sauver, et quand elles auront disparu, ce sera à jamais perdu. »
La voix de Deckenson s’éteignit graduellement tandis qu’il fixait un point derrière John, le front plissé, comme s’il regardait disparaître un rêve. John resta longtemps silencieux. Il entendait son cœur battre à coups réguliers qui martelaient les moments de son existence. Il avait la gorge sèche et sa voix prit un son rauque : « Non. »
Deckenson eut l’air interloqué. « Non quoi ?
— Vous ne m’aurez pas comme ça. Je ne crois pas que vous ayez sur moi les moyens de pression que vous pensez avoir. Je n’ai rien fait de répréhensible et vous ne me contraindrez pas par le chantage à faire je ne sais quoi. Je n’ai pas besoin de vous. Je peux obtenir un contrat légitime avec quelqu’un de normal. »
Avant même qu’il ait fini sa phrase, Deckenson avait levé un doigt interrogateur. John vit le serveur réagir immédiatement en apportant une plaque de crédit à faire viser par Deckenson. Il la laissa discrètement sur le coin de la table et se retira pour accueillir de nouveaux arrivants. Sans un mot, Deckenson la prit et y jeta un coup d’œil. Il fronça les sourcils avant de la présenter à John.
« Dostoïevski ? interrogea-t-il. Voilà qui ne vous ressemble pas. »
John, abasourdi, prit la plaque et regarda l’inscription. Ce n’était pas la note du restaurant, mais une liste complète de ses trois dernières transactions avec Ginger, y compris sa dernière commande. Les dates, les heures et même les lieux de rendez-vous y figuraient. Deckenson se pencha par-dessus la table pour reprendre la plaque que John tenait mollement. Il appuya sur quelques touches, puis tourna la plaque pour montrer à John leur note de restaurant. John ne fit aucun commentaire tandis que Deckenson la regardait à nouveau.
« J’aurais cru que vous choisiriez Shaw plutôt que Dostoïevski, observa timidement Deckenson en tapant un ordre de transfert de crédit.
— Vous ne me connaissez peut-être pas aussi bien que vous le croyez. » John aurait voulu prendre un ton de défi, mais les mots butèrent dans sa gorge et sa tentative de bravade se solda par une quinte de toux.
« Nous vous connaissons assez bien, lui assura calmement Deckenson. Afin de rendre sa menace plus claire, il proposa. Aimeriez-vous voir une copie de vos devoirs d’avant l’école navale ? »
John tressaillit. « Qu’est-ce que… ? demanda-t-il, et sa voix se brisa sur la question.
— Ce que nous voulons ? » Le regard de Deckenson se portait à nouveau sur lui, soudain durci de triomphe.
« Oui. » John céda à contrecœur. Chaque mot, chaque seconde de sa vie. Deckenson se pencha en avant et dit doucement, avec ferveur : « La Terre. Nous voulons retrouver la Terre. Nous voulons y vivre, comme les Humains devraient le faire, en tant qu’éléments de l’environnement, dans la niche prévue pour notre évolution. » Le fanatisme rosissait ses joues pâles.
« La Terre est morte. » John parlait comme si Deckenson était un enfant attardé, ignorant des notions fondamentales de l’écologie.
Deckenson secoua la tête. « Non. C’est faux. Et même si c’était vrai, nous pourrions la ressusciter. Avec tout ce que notre exil nous a appris, nous pourrions le faire. Imaginez ça, John. Nous recréons la Terre et les Humains peuvent à nouveau vivre chez eux, au lieu d’exister comme nous le faisons, en hôtes précaires de Castor et Pollux. Les enfants pourraient courir dans les champs au lieu de suivre des chemins tracés, ils pourraient cueillir des fruits sur les arbres sans avoir à les compter, se mêler aux formes de vie inférieures sans être accusés d’interférence ou de destruction de la planète. Ou peut-être ne pouvez-vous pas l’imaginer, John ? Vous qui n’avez jamais été autorisé à poser le pied à la surface d’une planète. »
John ferma les yeux un instant, repoussa la panique totale qui l’envahissait. Que diable savaient-ils sur lui et comment l’avaient-ils découvert ? « Ça ne vous regarde pas, où je suis allé ou non, dit-il sèchement.
— Peut-être que non, dit Deckenson d’une voix soudain adoucie. Mais néanmoins nous le savons. Au lieu d’être terrifié à l’idée que nous allons vous dénoncer, pensez à ce que nous vous offrons : la chance de vous tenir un jour à la surface d’une planète et de regarder le ciel. Et cette planète est votre monde originel, la Terre.
— Ce n’est pas chez moi, dit nettement John. »
— John, reprit Deckenson d’un ton de reproche. C’est chez vous et chez moi et nous pourrions y vivre à nouveau. Terra Affirma sait que c’est vrai, malgré tous les rapports officiels. La seule chose à faire est d’esquiver le Conservatoire. Depuis des années, ils font tout pour ignorer nos requêtes de mise au point sur l’état de la Terre. Nous finançons l’envoi d’un Anilvaisseau, nous avançons l’argent pour une surveillance satellite et envoyons des sondes. Mais les résultats sont toujours les mêmes au retour. Toxique. Empoisonnée. Morte et mortelle. Savez-vous pourquoi ? Parce que toutes les données obtenues deviennent la propriété du Conservatoire et vont directement dans des dossiers secrets. Nous ne sommes même pas autorisés à voir les résultats que nous obtenons. La seule chose que l’on nous permet, c’est de consulter “l’interprétation” de toutes les données récoltées par le Conservatoire. C’est très frustrant et extrêmement coûteux. Mais la solution est évidente : obtenir l’autorisation d’une autre mission de reconnaissance. Avec, cette fois, un de nos hommes à bord du vaisseau, qui pourra intervenir et pirater les données avant qu’ils ne puissent nous les voler et les “interpréter” à leur gré. Nous avons prévu les moyens d’action. » Deckenson s’interrompit et John se demanda ce qu’il était sur le point d’annoncer de pire.
« Et il y a une autre possibilité, encore plus extraordinaire : nous avons toutes les raisons de croire qu’il existe une capsule-temps, créée par ceux qui sont restés là-bas lorsque nous avons été évacués, dans l’espoir qu’un jour nous revenions la chercher. Des données nouvelles de l’écologie de la Terre. Nous sommes convaincus qu’elle est là-bas, à nous attendre. Vous pourriez la récupérer. Ou tenter de le faire ? C’est tout ce que nous vous demandons. »
Tout ce qu’ils demandaient. Les mots semblaient résonner dans les oreilles de John comme un écho. Il ne pouvait rien imaginer de pire.
« Deckenson, supplia-t-il. C’est complètement dingue. La Terre est morte. Toutes les “capsules-temps” ont été détruites depuis des siècles. Et c’est de la trahison. Si je fais une chose pareille je signe mon arrêt de mort. Ils ne feront même pas semblant de me réadapter. Ils m’élimineront tout simplement comme une maladie contagieuse. Ainsi que mon équipage. »
Deckenson ne souriait plus. La ligne droite de sa bouche était en quelque sorte plus intimidante. « Non. Car vous n’échouerez pas. Et quand l’information que vous aurez récoltée sera connue, il leur sera impossible de vous éliminer. Vous serez un héros. Nous y veillerons. En revanche, si vous refusez, nous veillerons à ce que vous soyez condamné. Alors ne perdez pas ceci de vue : si vous nous aidez, vous reviendrez riche et couvert de gloire. Nous vous le promettons.
— Je n’ai pas vraiment le choix, c’est ça ? demanda lentement John.
— Pas vraiment, acquiesça Deckenson. » Ses yeux souriaient à John par-dessus la tasse de stim qu’il était en train de vider.